Janvier 2019 / N°06
Vision à 2050
Trois questions à Virginie Raisson, géopolitologue spécialisée en prospective

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A travers une série de portraits, le Comité 21 propose un regard singulier pour imaginer le futur et ainsi préparer l’Ouest de la France aux enjeux de demain.

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Présidente et co-fondactrice de Lépac (Laboratoire d'études prospectives et d'analyses cartographiques), Virginie Raisson-Victor est depuis 1992 auteure régulière pour le magazine de géopolitique « Le Dessous des Cartes » diffusé sur la chaine franco-allemande Arte. Elle a également publié chez Robert Laffont deux ouvrages de prospective internationale, 2033, Atlas des Futurs du Monde et 2038, Les Futurs du Monde.

 

Vos ouvrages récemment publiés offrent une analyse du monde de 2038. Quels seront les principaux défis mondiaux ?

Difficile de répondre à cette question de manière exhaustive tant ces défis sont nombreux… Déjà, on peut penser à la nécessité de mettre en place des systèmes et des cadres de gouvernance qui, justement, soient à la mesure des grands enjeux mondiaux. Qu’il s’agisse de climat, de terrorisme, de flux migratoires, de pollution, de prolifération nucléaire, d’internet, de pandémies, de la disparition des espèces, de flux financiers, d’éthique scientifique, de cybercriminalité ou du réchauffement des océans : tous les grands enjeux contemporains ne peuvent trouver de réponses qu’à l’échelle internationale et par l’engagement d’acteurs nombreux. Or, tandis que les États et les nations déjà bousculés par la mondialisation peinent à se dessaisir d’une part supplémentaire de souveraineté, les individus, eux, rechignent à lier leur sort et à soumettre leur mode de vie au devenir de l’humanité.

À ce risque politique vient ensuite s’ajouter celui que fait peser la progression des inégalités sur la démocratie et, plus largement, sur la stabilité mondiale. Car en plus de créer de la frustration sociale et politique, la concentration des richesses sur un nombre de plus en plus réduit d’individus en limite la redistribution dans les sociétés, que ce soit pour améliorer l’accès aux soins et à l’éducation, développer des infrastructures de transport ou des logements, accompagner financièrement le vieillissement ou la croissance démographique, ou encore financer la transition écologique.

Le troisième grand défi mondial est celui lancé par le réchauffement climatique. D’une certaine façon d’ailleurs, il précède les deux premiers puisque c’est bien du devenir de l’humanité, voire de sa survie, dont il est désormais question. En même temps, sans gouvernance ajustée à la dimension du problème, et sans ressources disponibles pour réaliser les investissements nécessaires, il ne sera pas possible d’engager la transition énergétique et donc de relever le défi du climat. Autrement dit, tout est lié, soulevant ainsi une difficulté supplémentaire : celui de la complexité des enjeux mondialisés.

 

Selon vous, quels sont les leviers essentiels pour relever ce défi climatique et accélérer la transition écologique ? 

Bien sûr, le changement de modèle énergétique est une condition sine qua non pour réduire nos émissions de gaz à effet de serre et ainsi ralentir le réchauffement. Et la bonne nouvelle c’est que l’on connaît les solutions, du développement d’énergies renouvelables et durables à l’amélioration des stockage et distribution de l’énergie. Parallèlement, on peut accroître l’efficacité énergétique du bâti et du transport, ou encore modifier nos régimes alimentaires pour réduire le gaspillage d’eau et de terres arables, voire, dans certains pays, la déforestation induite par l’élevage industriel. La question n’est donc plus ni celle du diagnostic ni celle des solutions techniques. Elle n’est pas non plus un enjeu de volonté politique ou de conscience individuelle puisque la nécessité de réduire les gaz à effet de serre fait désormais consensus. Quant aux acteurs et aux moyens financiers pour mettre en œuvre le changement, jamais l’Histoire n’en avait réuni autant au service d’une même cause. Désormais, il s’agit donc avant tout d’identifier ce qui s’oppose à l’efficacité d’une telle mobilisation.

Entre autres entraves à la transition écologique, on peut citer le conflit de calendrier : alors que les enjeux climatiques s’inscrivent dans le long terme, nos décisions politiques et nos modèles économiques, eux, imposent d’agir dans le court terme. Ainsi, on ne demande pas à un dirigeant d’entreprise ou à un élu de rendre des comptes sur les bénéfices à long terme des émissions de gaz qu’il aura permis d’éviter ou des ressources naturelles qu’il aura épargnées. De lui on exige qu’il produise des résultats aussi tangibles qu’une hausse du chiffre d’affaires ou qu’une baisse d’impôts, serait-ce au prix de reporter dans le temps des mesures pour réduire l’empreinte écologique de l’entreprise ou du territoire. De la même façon, on s’aperçoit que les produits bio et de fabrication locale engagent des dépenses plus importantes du consommateur alors que pour le prix de quelques kilos de pêches ou d’olives bio achetés en saison à Nantes, on peut prendre l’avion pour aller les cueillir sur l’arbre en Espagne ou en Crète. Finalement, c’est bien tout notre système économique et politique que la transition écologique exigerait de pouvoir réformer.

En fabriquant des contradictions qu’il est impossible de résoudre à l’échelle des individus comme à celle des dirigeants, nos modèles de gouvernance et de croissance opposent au changement une résistance insurmontable. Par conséquent, le premier levier que nous devons activer consiste aujourd’hui à intégrer dans nos stratégies et nos systèmes comptables le prix réel des ressources, c’est-à-dire celui de leur régénération complète. Car c’est désormais à cette condition préalable que nos sociétés et nos économies pourront devenir compatibles avec l’environnement dont elles dépendent pour leur développement.

 

Quels sont aussi les principaux enjeux en France, en particulier à l’échelle régionale ? 

Au-delà des déclinaisons locales des enjeux énergétiques et écologiques que nous venons d’évoquer et de leurs impacts sur l’aménagement des territoires, il me semble que villes et régions doivent désormais s’emparer également d’enjeux plus volontiers débattus à l’échelle nationale que régionale ou locale.

Le premier est celui du vieillissement démographique. Avec la baisse du taux de fécondité et le recul de la natalité, mais aussi l’allongement de l’existence et enfin, le vieillissement des baby-boomers, c’est tout l’équilibre de notre société qui se trouve modifié et, avec lui, la démographie des territoires. Par exemple, en même temps qu’elle contribue à l’inflation des loyers et à la réduction de la taille moyenne des logements, la convergence des personnes âgées et dépendantes vers les centres-ville et les littoraux imposera de plus en plus d’y aménager l’espace public avec des équipements dédiés aux séniors. Poussés par la recherche d’un habitat à la mesure de leurs moyens et d’infrastructures ajustés à leurs besoins, jeunes et familles tendront alors à se déplacer vers la périphérie des villes engageant aussi de repenser le schéma de mobilité. Or, tandis que la population active recherche avant tout la flexibilité et la rapidité dans ses déplacements, les personnes âgées sont pour leur part plus sensibles à l’accessibilité et à la sécurité des transports. Une divergence qui pourrait devenir d’autant plus sensible qu’à son tour, la carte électorale des territoires concernés sera modifiée par l’âge moyen des votants : autour de 56 ans à l’échelle nationale en 2050 ; davantage encore au cœur des villes et dans les régions littorales. À l’aune de cette perspective, l’apparition de résidences seniors ultrasécurisées et interdites d’accès aux enfants et aux personnes non autorisées évoque déjà le signal faible d’une possible fracture générationnelle.

Le deuxième défi que l’on peut citer renvoie aux flux de réfugiés attendus dans la seconde moitié du siècle, à mesure que désertification, élévation du niveau de la mer, hausse de températures et autres effets du désordre climatique exproprieront des populations entières de leurs régions d’origine. À ce titre, le conflit syrien dont les causes environnementales ont été établies nous a envoyé un signal clair : il est illusoire de penser que nous pourrons durablement refouler les déportés du climat et détourner le regard des effets dévastateurs d’une crise environnementale globale dont nous sommes les acteurs principaux. Sans parler de « menace imminente » comme certains mouvements politiques tentent de le faire croire à des fins électoralistes, il serait donc utile d’engager progressivement le débat et la réflexion sur la résilience de nos territoires face à la pression migratoire, tout en replaçant la question à la lumière du besoin de main-d’œuvre et d’accompagnement que le vieillissement démographique pourrait générer. Mené à l’échelle des territoires et dans une perspective plus pragmatique qu’identitaire, le débat migratoire pourrait ainsi utilement échapper à l’impasse politique et idéologique dans laquelle il se trouve dangereusement enlisé aujourd’hui.

 

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